─ Daniel de Roulet
Salut à toi, oh globish !
 

Le malentendu dans le champ politique

Ils sont venus du monde entier dans l’arrière automne zurichois pour passer quelques jours dans cette belle ville. La conférence internationale regroupe des producteurs de spectacles vivants, des artistes et même quelques spectateurs comme celui qui rédige ce texte. En plus de tous ces étrangers, un contingent de participants sont des Suisses qui se sont donnés beaucoup de peine pour accueillir leurs collègues. D’habitude dans les conférences internationales, un genre d’exercice où la Suisse est particulièrement à l’aise, il y a clairement deux programmes : une partie en rapport direct avec le sujet de la réunion et une partie que, du temps de la ségrégation, on appelait ladies-program. Il consiste en visite de la région d’accueil, explorations touristiques, culinaires ou culturelles. Mais dans le cas qui nous occupe, on a voulu mêler les deux, inclure le programme d’accompagnement dans les débats. Dire, en somme, puisque nous sommes ici en Suisse et à Zurich, nous voudrions en profiter pour vous faire admirer et théoriser la réussite que nous représentons à nous tout seuls. Donc pas seulement des brochures touristiques, des échantillons de chocolat suisse, des CD de présentation de notre vie théâtrale et chorégraphique, des piles de programmes, mais aussi une présence massive au cœur du sujet par ailleurs prometteur : Misunderstanding.

Il est vrai que les gens de bonne volonté qui participent à cette conférence se voient deux fois l’an, il pouvait être intéressant, voire reposant pour eux, d’être confrontés à un pays dont une habile mise en scène laisse croire qu’il pourrait servir de modèle à la compréhension entre les peuples. Justement ce jour-là, l’office du tourisme helvétique annonçait au monde entier que la Suisse alpine était recouverte d’un tapis de neige fraîche, ce qui s’avérait contraire à la réalité. Les organisateurs de cette conférence ont donc voulu attirer l’attention des participants sur le décalage qui existe entre l’image et la réalité, entre le mythe et l’histoire réelle. Cette technique a été plus d’une fois théorisée, depuis Jean-Jacques Rousseau jusqu’au genevois Starobinski qui l’appelle : décalage fécond. On verra que ce décalage allait être productif bien au-delà des espoirs des organisateurs.
Après un accueil fort sympathique par le maire de Zurich, habile bonimenteur vantant les beautés de sa ville, le programme commence par une session plénière ou trois keynote speakers sont chargés d’introduire les trois thèmes choisis, soit le malentendu face à l’art, le malentendu face à l’économie, le malentendu face à la politique. Pour ce troisième thème, une écrivaine helvétique née en Tchécoslovaquie est pressentie pour dire de quels malentendus elle a souffert comme étrangère dans ce beau pays. Elle raconte donc une petite histoire dont elle avoue qu’elle a été écrite il y a dix ans et qui recense un certain nombre de clichés qui peuvent s’appliquer à la Suisse vue de Paris. Tous les Suisses sont propres, ordrés et tranquilles et, prise à dose homéopathique, la suissitude est un remède pour soigner les misères du monde. La nouvelle met en scène un médecin parisien et une passagère dans le train de Paris à Bâle avant le TGV, c’est-à-dire du temps où les trains circulaient sans traction électrique et sans aller au-delà de Bâle. L’affaire se termine par quelques vérités et remarques de bon sens. Dans la grande salle des Kaufleuten, le public ne suit que modérément la présentatrice qui parle d’un wonderful speech. Cette keynote speaker vient pourtant de réussir brillamment sa mission : illustrer un malentendu.
Ceci ne donne au public de l’assemblée plénière l’envie de suivre la suite du débat dans la session consacrée à ce thème du malentendu politique. Dommage. Des gens fort intéressants sont pourtant sur scène dont le directeur de la fondation suisse pour la culture, Pro Helvetia.
M. Knüsel s’appuie sur l’histoire de la fondation qu’il dirige pour raconter dans quelles circonstances elle a vu le jour en 1939, à la veille de la deuxième guerre mondiale, quand il s’agissait de construire une opposition culturelle en utilisant des valeurs nationales, patriotiques et artistiques contre la folie nazie. Jusqu’en 1968 au moins, sa fondation a vécu sur cette mission : une culture nationale défendue par un état national. Puis la culture est passée du côté de la contestation et des avant-gardes, la fondation a été sommée de subventionner ce qui la mettait elle-même en cause. Puis à partir des années 90, avec la chute du mur de Berlin, c’est la notion de culture nationale qui a été ébranlée. Peu à peu le travail de l’artiste a perdu toute référence nationale, il lui reste sa valeur émotionnelle. L’artiste qui par hasard vit en Suisse peut donc compter sur une aide publique, mais on ne lui demande plus de défendre des valeurs dites nationales. Malheureusement les politiciens et les ambassadeurs, avec une génération de retard, n’ont pas encore compris cette nouvelle donne.
Cette présentation provoque une discussion où la plupart des intervenants soulignent qu’ils rencontrent la même situation dans leur pays : un certain malentendu entre ce que la politique voudrait instrumentaliser et les exigences des artistes. Ainsi la directrice du centre culturel roumain à New York raconte à quel point les parlementaires de son pays se montrent soucieux de l’image de « leurs » artistes à l’étranger. Une productrice biélorusse décrit les tergiversations de l’administration européenne face aux artistes biélorusses dissidents. Quand il s’agit de faire pression sur la dictature, on les invite volontiers, mais quand on se réconcilie avec le dictateur, les artistes en font les frais. Autre exemple : la demande des autorités turques à des artistes turcs établis à Berlin de produire un art national et folklorique. Au cours de ces vingt dernières années, chaque organisation culturelle nationale a été soumise à des pressions de ce genre de la part des politiques. Ce malentendu-là est universel.
Inutile dès lors de déplacer la question au niveau européen. S’il n’y a plus de culture nationale, sauf pour les ambassadeurs et les historiens, il n’y a plus non plus de culture européenne, sauf pour les bureaucrates et les agences de tourisme. Un bel exemple en est donné par une troupe turque qui voulait jouer une pièce d’un auteur anglais et à qui Bruxelles a reproché de n’avoir pas respecté le ethnic backgroud.
A la fin de cette session, on peut donc se réjouir de ce que, si malentendu il y a eu, on sait maintenant qu’il n’est pas chez les gens de culture, mais chez les politiciens. Désormais du point de vue culturel, tous les pays se valent. Et la Suisse est un exemple en cela qu’elle est devenue un pays comme un autre. Grâce à cette session, tout est remis à plat. On peut donc espérer que les sessions suivantes seront plus calmes et que le pays hôte s’y montrera moins jaloux de ses particularismes.
Hélas, ce n’est pas ainsi que les choses se sont déroulées. Il fallait encore une fois que nous jouions les élèves modèles. La dernière session rassemble sur le podium deux Suisses sur trois, en plus de la modératrice italienne. Elle a eu beau être aussi habile que possible et les Suisses aussi brillants que nécessaire, on retombe dans l’ornière du Y’en a point comme nous et ceci pour une simple question de langue. Martin Zingg explique le merveilleux fonctionnement de notre système fédéral des langes et Yusuf Yesilöz raconte son combat pour s’intégrer dans la société helvétique : il est désormais un écrivain reconnu. Il n’y a qu’un hic dans toutes ces belles paroles. Elles ne passent pas la rampe car Yusuf s’exprime en allemand alors que les deux langues officielles de ce congrès sont l’anglais et le français. D’où le public déjà réduit à quinze personnes diminue encore d’un tiers. Ceci est exactement la démonstration du malentendu linguistique qui règne en Suisse et qui continue d’être propagé par ceux-là même qui pensent en avoir compris les mécanismes.

Au début de la conférence, Pro Helvetia a distribué une brochure par ailleurs fort plaisante, mais où la question linguistique nationale est exposée avec une assurance qui touche à l’outrecuidance. Dans ce document, il est dit d’une part qu’en Suisse on parle quatre langues, ce qui permet de ne recenser ni l’espagnol ni le serbo-croate ni l’anglais. Il y est dit d’autre part que les langues officielles de la Suisse ne sont plus partagées mais que chacune ignore l’autre. La découverte de cette situation date pourtant d’il y a 50 ans. Le malentendu est que, quand un Zurichois affirme cela, il se trouve soulagé du devoir d’apprendre le français, l’anglais suffira. Tandis que quand un Romand vitupère contre cette non-langue qu’est le suisse allemand, il s’en prend dans le même souffle à la pratique de l’anglais : « Il s’agirait que tous les pays européens se refusent férocement au basic english ». Férocement, c’est-à-dire avec bec et ongles et au lance-flammes contre une langue par ailleurs qualifiée de « sous-langue », privée de « toute possibilité de créer du neuf et de l’inédit ». Avec ce genre de leçon qu’on veut donner au monde et à l’Europe, la Suisse se ridiculise et surtout donne d’elle-même une image qui ne correspond plus à la réalité contemporaine si brillamment analysée par ailleurs. On a l’impression d’entendre un membre du clergé latinisant qui s’en prendrait au bas latin, cette sous-langue dont devait naître pourtant le roumain et l’espagnol, et même des sous-langues comme celle de Molière ou de Dante. Posture réactionnaire s’il faut qualifier par là le retour à un état de fait antérieur, qui n’a jamais existé.
Alors que la situation linguistique mondiale est en train de se clarifier (le multilinguisme comme standard), voici que la Suisse, par ailleurs hôte de nombreuses manifestations internationales, voudrait imposer au monde son modèle : nous parlons quatre langues et nous les aimons, nous n’avons pas besoin de l’anglais. Et pour le raffinement de la pensée, apprenez donc le français.
Toutes les langues se sont enrichies de l’impureté qu’on a mise à les pratiquer. Le globish, comme on appelle cette nouvelle langue issue de l’anglais, est parlé par ceux qui connaissent mal la langue de Shakespeare. Mais c’est une langue vivante qui se prête particulièrement bien à la possibilité de créer du neuf et de l’inédit. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité une langue existe dont les locuteurs primaires, ceux dont c’est la langue naturelle, sont moins nombreux que les locuteurs secondaires, ceux dont ce n’est pas la langue maternelle. Même le latin n’a jamais été dans cette situation. Ajouté à cela que l’anglais n’est de loin pas la première langue maternelle au monde. Dans cette situation, l’anglais va bien sûr exploser. Ceux dont il est le sabir, la langue dite de communication sont en train d’en changer l’usage. Cette nouveauté, le globish est la langue non pas de la mondialisation mais de la mondialité, c’est-à-dire de l’état présent du monde. Et voilà que sous prétexte que ce globish dérivé de l’anglais est une sous-langue au contraire du romanche et du parler suisse romand, le petit Suisse donneur de leçons mondiales condamne son emploi. Le globish serait lié à des domaines sans grande complexité comme la finance mondiale et les communications scientifiques (sic). Alors que les raffinements de la pensée, eux, auraient besoin d’une vraie langue. L’argument est connu : comment raconter des rêves dans une langue dans laquelle on ne rêve jamais, on ne compte pas mentalement, on jure à peine ? Et pourtant, il va falloir s’y mettre.

J’imagine une jeune Suisse allemande rencontrant un Suisse romand et qui tous deux parlent mieux le globish que la langue de l’autre. Croit-on donc que le globish soit incapable d’exprimer leurs sentiments les plus intimes ? Croit-on que le texto (les SMS) n’a rien apporté à la langue ? Pour le moment, le globish n’a pas beaucoup d’histoire, mais il a un avenir. Il remet à plat les phrases qui ne veulent rien dire, le bavardage intelligent des intellectuels et des gens de pouvoir, décrétant des lois en des termes incompréhensibles. Il oblige à rester attentif en permanence aux malentendus linguistiques. Avec le globish, chacun repart à zéro ou presque et y met son propre accent. Il n’y a pas de plus belle compréhension entre les peuples qu’une déclaration d’amour en globish. L’une avec l’accent romand, l’autre avec l’accent zurichois.
Bien sûr, la langue ne peut pas être réduite à la communication. Dans chaque mot, dans chaque phrase, il y a plus qu’un signe sans équivoque. Pas besoin de pratiquer le dialecte pour savoir ça. Le timbre, le son, le non-dit font la richesse, voire la beauté d’une langue. Mais jamais sa pureté qui n’a aucun intérêt. Les langues sont vivantes, les unes meurent d’avoir été figées ou délaissées, ou détestées. Mais quand une nouvelle langue naît, il faut la saluer, en rire, la détourner. Salut à toi, oh globish.
Voilà ce qu’aurait pu être le message du pays hôte qui, à juste titre, peut se vanter d’avoir essayé le multilinguisme, d’avoir expérimenté la juxtaposition des langues sans avoir réussi à s’entendre sur de nombreux termes. Car la vraie leçon c’est que notre français fédéral a été un précurseur du globish. Pour reprendre une image qui date de la première guerre mondiale : la Suisse est un pays où l’on parle indistinctement toutes les langues.

Retour au samedi après-midi. Après cette deuxième session, la suivante et dernière est consacrée non pas à la manière de supprimer les malentendus, mais à la manière de les contourner. Il s’agit de les transformer en décalage fécond. Le travail se fait par petits groupes pétris de bonne volonté. Chacun fait son autocritique, promettant de passer plus de temps à discuter, à trouver un terrain d’entente et une manière ouverte de formuler critiques et observations. Mais l’une des remarques revenue le plus souvent concerne le rôle du pays hôte. Quel drôle de pays, entend-on, où chacun prétend que l’art peut désormais pousser hors-sol, comme les tomates, avec pour seule nourriture des émotions. Et quand il s’agit d’échanger des émotions à propos de cet art, on se replie sur les langues du terroir. N’y aurait-il pas là comme un malentendu ?


Daniel de Roulet
écrivain suisse, il a travaillé en tant qu’architecte et informaticien avant de se consacrer entièrement à l’écriture en 1997 ; il vit à Frasne-les-Meulières (F). En 2006, il a publié « Un dimanche à la montagne » et en 2007, « Kamikaze Mozart »;
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