─ Jan Goossens
Artistes et intellectuels
 

Artistes et intellectuels, c’est-à-dire pratiquement chacun d’entre nous ici n’aimons que trop nous réfugier derrière le « malentendu » dont il a été abondamment question lors de cette conférence. Nous le romançons, nous en faisons le moteur de la grande histoire européenne ; nous le considérons comme le superlatif de « la différence » ou de « la diversité » et comme l’inspirateur de l’énergie créative.
Certes… Il est évident que « la différence » et « le malentendu » débouchent souvent, au sein de l’élite culturelle et de manière civilisée, sur des échanges et des collaborations qui repoussent les frontières. Ici et là, en Suisse peut-être, et en Belgique dans un passé pas si lointain, des modèles/constructions politico-institutionnels organisent et façonnent toutes sortes de formes de diversité d’une façon positive. En principe, ces modèles fédéraux, dans lesquels la culture se situe au niveau des diverses communautés, devraient en effet constituer un laboratoire pour le reste de l’Europe.
Pourtant, dans l’Europe d’aujourd’hui, nous devons nous poser des questions face à une réalité incontestable : ces constructions subissent justement la pression sans cesse croissante des forces communautaires et nationalistes. Ce sont précisément ces modèles de société politiques, qui montrent la voie vers l’Europe de demain, qui sont vidés de leur substance et rendus insupportables. Et malgré toute la coquetterie et la tendance à romancer des artistes et des intellectuels, et tous les événements promotionnels tels que « l’année européenne du dialogue interculturel », de notre sphère intellectuelle, nous n’avons visiblement que peu d’influence sur ces évolutions désastreuses.
Il y a 10 jours, j’ai séjourné dans les Balkans. Une région où les exemples de « différences » et de « malentendus » ne manquent pas et ont été exacerbés au point d’imploser d’une manière toxique et mortelle. L’exemple le plus tragique est bien sûr celui de Sarajevo, une ville entre Orient et Occident, une ville de musulmans, de juifs, de chrétiens catholiques romains et orthodoxes dont l’âme a été détruite, probablement à jamais. On essaie aujourd’hui de toutes sortes de manières de rendre la diversité à nouveau possible, par exemple dans les relations entre la Serbie et le Kosovo. À mon grand étonnement, la situation actuelle a récemment inspiré à l’intellectuel britannique et spécialiste des Balkans Timothy Garton Ash une comparaison avec la situation en Belgique, « ma » Belgique. Garton Ash écrit : « De facto, le Kosovo est déjà divisé. Et il le restera certainement jusqu’à ce que, lorsque le Kosovo et la Serbie seront éventuellement devenus membres de l’Union Européenne, ce qui est probablement plus une question de décennies que d’années, il se mette peut-être à aspirer à une situation comparable à celle de la Belgique : un pays officiellement uni, en pratique largement divisé, mais dont la paix et la liberté des citoyens sont garanties par un vaste cadre. En effet, si tout se passe bien dans le sud-est de l’Europe et mal au nord-ouest, la Belgique et le Kosovo pourraient bien converger : la balkanisation de la Belgique rejoint la belgianisation des Balkans. »
La balkanisation de la Belgique, cela semble une image grotesque et, « pour le bien de son exemple », Garton Ash cède probablement à un raccourci. Par ailleurs, toute comparaison est toujours un peu bancale.
Et pourtant... Personne ne peut prétendre qu’aujourd’hui, en Belgique, en dehors de Bruxelles, la capitale que Flamands et Wallons détestent tant, la différence et le malentendu soient encore maniés de manière très productive. Non, il n’est pas question de violence, mais peu à peu disparaît toute volonté, agenda et même langue communautaires nécessaires à un dialogue commun.
Du point de vue culturel, nous devons aussi nous demander, entre autres, si la communautarisation de la culture, qui a sans doute été nécessaire à un moment donné et qui a été très productive, n’est pas devenue une recette dépassée qui nous prive des outils et de l’espace en vue d’un véritable dialogue interculturel au-delà de la différence et du malentendu.
En Belgique, comme en Suisse à mon avis, et en fait dans toute l’Europe, la culture est à ce point organisée au niveau régional ou national qu’il ne peut exister aucun espace culturel européen post-national alors que nous en avons grandement besoin. De plus, les traités européens prévoient bien entendu très clairement que la culture doit rester nationale.
En Belgique, de ce point de vue, nous n’avançons pas, nous reculons : culture, langue et identité coïncident de plus en plus. Il n’y a donc pour l’instant place que pour une culture flamande néerlandophone unilingue d’une part et une culture wallonne francophone unilingue d’autre part. Les zinnekes bruxellois sont des hybrides dont nous préférerions nous débarrasser.
En Belgique, dans les Balkans, en Europe, il existe aujourd’hui, selon moi, un grand besoin d’espaces culturels partagés qui dépassent la différence et le malentendu, qui ne sont pas liés à une seule langue, où les identités sont par définition multiples et où la culture n’est donc plus organisée et soutenue uniquement au niveau communautaire ou national mais aussi en partie au niveau européen. Je souhaite m’illusionner de ce rêve d’avenir, contre la balkanisation de l’Europe.
C’est à Bruxelles, la capitale de l’Europe, qu’une telle culture européenne post-nationale devrait et pourrait prendre forme. Grâce à des projets transcommunautaires et multilingues auxquels les habitants de toute l’Europe peuvent s’identifier jusqu’à un certain point. Car nous, les citoyens européens de demain, avons des identités multiples et notre activité culturelle devra dès lors se dérouler au niveau communautaire ou national mais aussi au niveau européen.


Jan Goossens
directeur artistique du Théâtre Royal Flamand (KVS) ; il vit à Bruxelles.
http://www.kvs.be