Lart rend le monde plus compréhensible
A partir de ce postulat ma première question pourrait être : Le monde est-il en soi compréhensible? Devrait-il lêtre ?
Doit-on se faire une image globale de ce quest le monde?
Bien que lon puisse acquérir des connaissances particulières et se construire une vision densemble approximative de ce que lon comprend comme « le monde », cette notion nen reste-t-elle pas pour autant une somme didées subjectives? Chacun/e se fait en effet sa propre image de lunivers qui lentoure en empruntant des savoirs à différents domaines spécifiques, que ce soit à lhistoire ou à la sociologie, à la politique ou à léconomie par exemple. Ou encore à partir de sa propre « poétique » de son histoire personnelle avec le monde.
Et lart peut-il lui aussi participer de la compréhension du monde?
Si lon considère nimporte quelle vision du monde comme un conglomérat didées, appréhendées de points de vue particuliers, lart est certainement un champ dinvestigation essentiel à une appréhension plus ouverte et multidimensionnelle.
Il permet danalyser historiquement notre rapport au visuel et à la représentation de ce qui nous entoure. Il a permis également labstraction du visible pour sintéresser aux rapports que sont les pensées qui voyagent dune uvre à un/e spectateur/trice. A travers des tentatives très diverses, il cherche encore et toujours à matérialiser linvisible, à mener à bien des théories analytiques qui sattachent à formuler non seulement notre rapport au visible mais bien plus encore notre rapport au concept de visibilité.
Si a posteriori lart semble définir des époques et illustrer des tendances et recherches intellectuelles, dans une contemporanéité, il est souvent considéré comme hermétique. Il semble pourtant évident quil tente de formuler les questions dune époque sans avoir le pouvoir dextériorisation qui permettrait une mise à plat de ces questionnements ici et maintenant. Lart comme tous les autres domaines tâtonne dans le noir et na pas mission davoir une vue exhaustive sur les problématiques actuelles. Il formule de ce fait bien plus de questions quil ne donne de réponses objectives en éclairant une complexité quil ne saurait résoudre, mais a lavantage dêtre un champ de recherche qui assume son choix pour le doute, un domaine qui a la liberté de questionner sans avoir à répondre.
Lart est en effet un domaine de recherche bien moins codifié que la recherche académique, par exemple, et permet des gestes individuels de réflexion sur des parcelles de réalité arbitrairement choisies. Cette liberté, si elle laisse libre court à lexpression de démarches très subjectives, névite pas pour autant davoir à inscrire son travail dans une temporalité autant historique quactuelle. Ainsi un travail artistique se situe autant dans la continuité dun débat sur son propre médium que dans son positionnement face à son époque.
Ce positionnement amène bien souvent à la formulation des interrogations qui bousculent, secouent une époque. Ainsi, dans une contemporanéité, lart prend plutôt un rôle de témoin actif et son mode de transmission saxe certainement plus sur des notions de recherche que de compréhension.
Une démarche peut mettre en lumière des malentendus, questionner des nuds de sens, sonder la linéarité et les liens de causalité proposés par la pensée dominante. En cassant les logiques attendues face à un média, à une thématique, à une réception, peut-être lart se rend-il par moment hermétique, peut-être inaccessible comme nous lest la compréhension du monde, mais laisse rarement indifférent.
Une démarche qui dépend autant du regard dautrui a parfois tendance à attendre beaucoup du/ de la spectateur/trice. Hypothèse qui me semble très importante car les observateurs/trices ne sont pas là pour recevoir une parole claire et lumineuse mais pour reconstituer, à travers les indices qui leurs sont donnés, les raisonnements qui animent une uvre. Il faut donc accepter face à une démarche artistique que la recherche de sens est le but en soi et aboutit rarement à une solution. Le/la spectateur/trice devrait donc être acteur/trice et pas consommateur/trice.
Ce sont donc peut-être les autres modes de communication actuels qui brouillent le message de lart. A savoir les méthodes du discours politique, des mass médias et de la publicité. Lart nexiste pas indépendamment dun/e regardeur/euse, ces autres modes de communications, au contraire, fonctionnent de façon totalement indépendante, leur liturgie close sur elle-même leur est propre, délivre rarement de réelles informations, et établit bien peu de liens de causalité qui permettraient au/à la spectateur/trice dêtre interloqué/e et provoqueraient un jeu de lesprit qui lamènerait à se questionner. Les discours dominants assènent au contraire des réponses que le public est en devoir dingurgiter sans protester. Discours formatés pour empêcher toutes répliques.
On pourrait dire que la « communication » actuelle est basée sur le déversement dun flot de données quil est difficile de questionner à moins dêtre un « expert », alors que lart fonctionne selon un mode de transmission inverse, où bien peu de faits permettent énormément dinterrogations.
Jaimerais donc croire que lart rend le monde plus compréhensible car il sattache souvent à en formuler les zones dombre, les doutes, la complexité, à en rechercher les sens cachés et à développer dautres codes.
Cest pourquoi, si la lecture de lart nest pas immédiate ou évidente et linéaire, elle sapparente pourtant à la perception que lon peut avoir du monde, à savoir une vision fractionnaire et chaotique, une recherche de sens dans ce qui semble nen avoir aucun. Il ny a pas dexplications évidentes, toutes faites, celles-ci frôlent souvent une pensée unique, totalitaire, comme le discours qui légitime notre système monétaire et politique quels que soient ses aléas.
Dans ce sens, lart nest pas compétitif (même si certains y voient surtout une valeur marchande ou de placement) et cela ne lui enlève aucun mérite. Lart choisit le côté de linqualifiable, du dérisoire.
Sa transmission se présente comme une compréhension individuelle et subjective projetée vers lextérieur, en attente dune construction mutuelle. Jaimerais ici citer Gerhard Richter qui disait : « Jespère bien que mes images sont et seront plus intelligentes que moi ». La compréhension de lart, comme celle du monde, est histoire du commun. Elle se développe à travers une réflexion collective et échappe au binôme instigateur-récepteur de la communication de masse. Il faut en effet beaucoup de cerveaux pour créer une uvre ou le monde. Beaucoup aussi pour résister à lentreprise généralisée de décervelage à luvre. En conséquence, il me semble que cela nest pas faire preuve de snobisme que de considérer son auditoire, ses récepteurs/trices comme capables de réplique, actifs/ives et compétent(e)s et attendre deux un travail commun ou conjoint de réflexion. Afin de se positionner du coté dune recherche et ne pas se faire le relais dune pensé toute faite.
Jaimerais par ailleurs vous présenter un de mes travaux, de façon à concrétiser mes propos.

Hunting 2006
Mon travail dans son ensemble utilise la photographie comme matériel dune stratégie artistique qui consiste à explorer les liens entre documentation et fiction. Ma motivation est toujours la même, rendre visible la beauté de la trivialité, rendre le réel visible, et quel meilleur moyen y a-t-il pour documenter le réel que la fiction
Que jutilise du matériel préexistant (tiré dinternet, des journaux, ou des objets trouvés) ou que je réalise moi-même les images photographiques de base, la méthodologie tend toujours à transformer un matériel documentaire en fiction et à expérimenter ensuite sur cette notion.
Le matériel photographique a longtemps été vu comme un support objectif de documentation et transporte une aura de pertinence sociale due autant à sa qualité de matériau mimétique de la réalité quà la tradition du reportage qui y est attachée. Ainsi, dans chacun de mes projets jutilise en premier lieu la photographie dans sa fonction traditionnelle, à savoir comme un moyen denregistrement du réel. Je documente ainsi des espaces et des personnages à travers des centaines dimages.
Dans un deuxième temps, je mets en scène ce matériel en une image précise, créant ainsi une nouvelle forme de document, détournant sa qualité documentaire en fiction. Laspect final dune telle synthèse sapproche dun instantané, devenant une documentation compacte de la réalité fragmentée observée. Cette image est de lordre du faux stills (arrêt sur image) appartenant à un film qui na jamais existé. Elle se réfère en effet à la cinématographie et pourrait être vue comme un écran sur lequel se projette un document fictif empruntant la forme dune situation plausible.
Mais le corps est ici composé de multiples fragments, le décor est imaginaire et réunit différents emplacements, la mise en scène sorganise de façon ouvertement subjective, et de fait si linstant est plausible, un sentiment détrangeté se glisse pourtant dans cette scène. Lartifice, sil nest pas toujours visible, doit en effet rester perceptible, permettant ainsi la conscience dun instant qui na jamais eu lieu. Le sujet observé est ainsi mis à distance, de façon à provoquer bien plus dhypothèses que de conclusions.
Cette compression arbitraire de fragments permet darrêter le désir (de lartiste comme du/de la spectateur/trice) de reconstruire laction anecdotique visible dans limage, pour ne sintéresser plus quà limage en elle-même. A la relation que cette image établit avec lhistoire du medium photographique, ainsi quà la relation quelle crée avec le sujet quelle pseudo-documente. La qualité de documentation objective de la photographie est ici transformée en capacité à documenter le mental.
Linstantané ici présenté documente une idée aux relents de réalité, comme le sont nos pensées ou nos rêves. Larrêt sur non-image livre un infra-récit dune précision attentive bien quil nest jamais eut lieu, les composantes nécessaires à son éventualité suffisant paradoxalement à le faire exister.
En conclusion, ma recherche se déplace autour de ces quelques questions basiques : comment sintéresser à la trivialité, comment revenir à une forme dobjectivité à travers une subjectivité offrant une forme de traçabilité, comment observer le monde