─ Annaïk Lou Pitteloud
L’art rend le monde plus compréhensible
 

A partir de ce postulat ma première question pourrait être : Le monde est-il en soi compréhensible? Devrait-il l’être ?
Doit-on se faire une image globale de ce qu’est le monde?
Bien que l’on puisse acquérir des connaissances particulières et se construire une vision d’ensemble approximative de ce que l’on comprend comme « le monde », cette notion n’en reste-t-elle pas pour autant une somme d’idées subjectives? Chacun/e se fait en effet sa propre image de l’univers qui l’entoure en empruntant des savoirs à différents domaines spécifiques, que ce soit à l’histoire ou à la sociologie, à la politique ou à l’économie par exemple. Ou encore à partir de sa propre « poétique » de son histoire personnelle avec le monde.
Et l’art peut-il lui aussi participer de la compréhension du monde?
Si l’on considère n’importe quelle vision du monde comme un conglomérat d’idées, appréhendées de points de vue particuliers, l’art est certainement un champ d’investigation essentiel à une appréhension plus ouverte et multidimensionnelle.
Il permet d’analyser historiquement notre rapport au visuel et à la représentation de ce qui nous entoure. Il a permis également l’abstraction du visible pour s’intéresser aux rapports que sont les pensées qui voyagent d’une œuvre à un/e spectateur/trice. A travers des tentatives très diverses, il cherche encore et toujours à matérialiser l’invisible, à mener à bien des théories analytiques qui s’attachent à formuler non seulement notre rapport au visible mais bien plus encore notre rapport au concept de visibilité.
Si a posteriori l’art semble définir des époques et illustrer des tendances et recherches intellectuelles, dans une contemporanéité, il est souvent considéré comme hermétique. Il semble pourtant évident qu’il tente de formuler les questions d’une époque sans avoir le pouvoir d’extériorisation qui permettrait une mise à plat de ces questionnements ici et maintenant. L’art comme tous les autres domaines tâtonne dans le noir et n’a pas mission d’avoir une vue exhaustive sur les problématiques actuelles. Il formule de ce fait bien plus de questions qu’il ne donne de réponses objectives en éclairant une complexité qu’il ne saurait résoudre, mais a l’avantage d’être un champ de recherche qui assume son choix pour le doute, un domaine qui a la liberté de questionner sans avoir à répondre.
L’art est en effet un domaine de recherche bien moins codifié que la recherche académique, par exemple, et permet des gestes individuels de réflexion sur des parcelles de réalité arbitrairement choisies. Cette liberté, si elle laisse libre court à l’expression de démarches très subjectives, n’évite pas pour autant d’avoir à inscrire son travail dans une temporalité autant historique qu’actuelle. Ainsi un travail artistique se situe autant dans la continuité d’un débat sur son propre médium que dans son positionnement face à son époque.
Ce positionnement amène bien souvent à la formulation des interrogations qui bousculent, secouent une époque. Ainsi, dans une contemporanéité, l’art prend plutôt un rôle de témoin actif et son mode de transmission s’axe certainement plus sur des notions de recherche que de compréhension.
Une démarche peut mettre en lumière des malentendus, questionner des nœuds de sens, sonder la linéarité et les liens de causalité proposés par la pensée dominante. En cassant les logiques attendues face à un média, à une thématique, à une réception, peut-être l’art se rend-il par moment hermétique, peut-être inaccessible comme nous l’est la compréhension du monde, mais laisse rarement indifférent.
Une démarche qui dépend autant du regard d’autrui a parfois tendance à attendre beaucoup du/ de la spectateur/trice. Hypothèse qui me semble très importante car les observateurs/trices ne sont pas là pour recevoir une parole claire et lumineuse mais pour reconstituer, à travers les indices qui leurs sont donnés, les raisonnements qui animent une œuvre. Il faut donc accepter face à une démarche artistique que la recherche de sens est le but en soi et aboutit rarement à une solution. Le/la spectateur/trice devrait donc être acteur/trice et pas consommateur/trice.
Ce sont donc peut-être les autres modes de communication actuels qui brouillent le message de l’art. A savoir les méthodes du discours politique, des mass médias et de la publicité. L’art n’existe pas indépendamment d’un/e regardeur/euse, ces autres modes de communications, au contraire, fonctionnent de façon totalement indépendante, leur liturgie close sur elle-même leur est propre, délivre rarement de réelles informations, et établit bien peu de liens de causalité qui permettraient au/à la spectateur/trice d’être interloqué/e et provoqueraient un jeu de l’esprit qui l’amènerait à se questionner. Les discours dominants assènent au contraire des réponses que le public est en devoir d’ingurgiter sans protester. Discours formatés pour empêcher toutes répliques.
On pourrait dire que la « communication » actuelle est basée sur le déversement d’un flot de données qu’il est difficile de questionner à moins d’être un « expert », alors que l’art fonctionne selon un mode de transmission inverse, où bien peu de faits permettent énormément d’interrogations.
J’aimerais donc croire que l’art rend le monde plus compréhensible car il s’attache souvent à en formuler les zones d’ombre, les doutes, la complexité, à en rechercher les sens cachés et à développer d’autres codes.
C’est pourquoi, si la lecture de l’art n’est pas immédiate ou évidente et linéaire, elle s’apparente pourtant à la perception que l’on peut avoir du monde, à savoir une vision fractionnaire et chaotique, une recherche de sens dans ce qui semble n’en avoir aucun. Il n’y a pas d’explications évidentes, toutes faites, celles-ci frôlent souvent une pensée unique, totalitaire, comme le discours qui légitime notre système monétaire et politique quels que soient ses aléas.
Dans ce sens, l’art n’est pas compétitif (même si certains y voient surtout une valeur marchande ou de placement) et cela ne lui enlève aucun mérite. L’art choisit le côté de l’inqualifiable, du dérisoire.
Sa transmission se présente comme une compréhension individuelle et subjective projetée vers l’extérieur, en attente d’une construction mutuelle. J’aimerais ici citer Gerhard Richter qui disait : « J’espère bien que mes images sont et seront plus intelligentes que moi ». La compréhension de l’art, comme celle du monde, est histoire du commun. Elle se développe à travers une réflexion collective et échappe au binôme instigateur-récepteur de la communication de masse. Il faut en effet beaucoup de cerveaux pour créer une œuvre ou le monde. Beaucoup aussi pour résister à l‘entreprise généralisée de décervelage à l’œuvre. En conséquence, il me semble que cela n’est pas faire preuve de snobisme que de considérer son auditoire, ses récepteurs/trices comme capables de réplique, actifs/ives et compétent(e)s et attendre d’eux un travail commun ou conjoint de réflexion. Afin de se positionner du coté d’une recherche et ne pas se faire le relais d’une pensé toute faite.

J’aimerais par ailleurs vous présenter un de mes travaux, de façon à concrétiser mes propos.


Hunting 2006

Mon travail dans son ensemble utilise la photographie comme matériel d’une stratégie artistique qui consiste à explorer les liens entre documentation et fiction. Ma motivation est toujours la même, rendre visible la beauté de la trivialité, rendre le réel visible, et quel meilleur moyen y a-t-il pour documenter le réel que la fiction…
Que j’utilise du matériel préexistant (tiré d’internet, des journaux, ou des objets trouvés) ou que je réalise moi-même les images photographiques de base, la méthodologie tend toujours à transformer un matériel documentaire en fiction et à expérimenter ensuite sur cette notion.
Le matériel photographique a longtemps été vu comme un support objectif de documentation et transporte une aura de pertinence sociale due autant à sa qualité de matériau mimétique de la réalité qu’à la tradition du reportage qui y est attachée. Ainsi, dans chacun de mes projets j’utilise en premier lieu la photographie dans sa fonction traditionnelle, à savoir comme un moyen d’enregistrement du réel. Je documente ainsi des espaces et des personnages à travers des centaines d’images.
Dans un deuxième temps, je mets en scène ce matériel en une image précise, créant ainsi une nouvelle forme de document, détournant sa qualité documentaire en fiction. L’aspect final d’une telle synthèse s’approche d’un instantané, devenant une documentation compacte de la réalité fragmentée observée. Cette image est de l’ordre du faux stills (arrêt sur image) appartenant à un film qui n’a jamais existé. Elle se réfère en effet à la cinématographie et pourrait être vue comme un écran sur lequel se projette un document fictif empruntant la forme d’une situation plausible.
Mais le corps est ici composé de multiples fragments, le décor est imaginaire et réunit différents emplacements, la mise en scène s’organise de façon ouvertement subjective, et de fait si l’instant est plausible, un sentiment d’étrangeté se glisse pourtant dans cette scène. L’artifice, s’il n’est pas toujours visible, doit en effet rester perceptible, permettant ainsi la conscience d’un instant qui n’a jamais eu lieu. Le sujet observé est ainsi mis à distance, de façon à provoquer bien plus d’hypothèses que de conclusions.
Cette compression arbitraire de fragments permet d’arrêter le désir (de l’artiste comme du/de la spectateur/trice) de reconstruire l’action anecdotique visible dans l’image, pour ne s’intéresser plus qu’à l’image en elle-même. A la relation que cette image établit avec l’histoire du medium photographique, ainsi qu’à la relation qu’elle crée avec le sujet qu’elle pseudo-documente. La qualité de documentation objective de la photographie est ici transformée en capacité à documenter le mental.
L’instantané ici présenté documente une idée aux relents de réalité, comme le sont nos pensées ou nos rêves. L’arrêt sur non-image livre un infra-récit d’une précision attentive bien qu’il n’est jamais eut lieu, les composantes nécessaires à son éventualité suffisant paradoxalement à le faire exister.
En conclusion, ma recherche se déplace autour de ces quelques questions basiques : comment s’intéresser à la trivialité, comment revenir à une forme d’objectivité à travers une subjectivité offrant une forme de traçabilité, comment observer le monde…


Annaïk Lou Pitteloud
artiste suisse et photographe ; elle vit à Rotterdam.
http://www.lucymackintosh.ch/artiste.php?id=pitteloud/


Hunting
2006
montage numérique
impression lambda sur papier photo
montée sous plexiglas
260/120 cm
5 exemplaires